Rencontres

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Ce livre le tourmente.
La nuit, Martin ne quitte pas les rues qu’Andres a laissées dans le livre. Comme une toile d’araignée à ciel ouvert. Tendues pour lui-même dans La Havane, et laissées comme du linge qui sèche aux balcons. Le cerveau de Martin s’en est emparé, dans sa nuit. Elles se sont effondrées dans sa mémoire. Elles le retiennent dans des coins sombres des châteaux d’enfance, dans des dédales et des clairières restés ouverts sur le futur, des rendez-vous, des partages, qui ne peuvent finir, comme la lumière des étoiles.
Tandis qu’Andres arpente ses lointains horizons, à petits pas, un peu au-dessus du sol, entre deux consciences lui aussi, Martin l’accompagne incognito, sournois, lui tire ses fils, les tend et les détend, les allonge à travers la profondeur des mers, l’immensité des ciels et le poids des années, sans que ni l’un ni l’autre ne le sente.
Ce sont deux êtres fictifs, celui qui est rêvé, celui qui est écrit. L’un crève la surface du jour, l’autre celle de la nuit. Ils ne se connaissent pas mais ils sont reliés par le fil du livre-araignée, ils se touchent à l’aveugle, sans le savoir, ils jouent sur le même instrument.
A son tour, Martin s’éveille, il déambule dans ses rues, de sa démarche d’oiseau, il connaît sa chance. Il ne prend pas de photos ni de notes. Il tourne le dos à Andres, qui dort encore à cette heure, de son côté de l’océan. Le jour il a déambulé dans l’avenida 20 de mayo, avec son appareil-photo et son calepin comme nécessaire de survie ou plutôt de sur-vie, de vie en suspens de métamorphose.
Martin s’arrête. Il voit le monde qui bouge autour de lui. Un homme accoudé sur un haut guéridon à la terrasse d’un bar le regarde. André ! se dit Martin.

photo r.t

Cœur affolé mais pugnace

La lecture, 1924

Martin lit son passé en même temps que le livre.
Il déchiffre dans le brun. Il déambule dans la brume épaisse de sa jeunesse passée tout en suivant l’homme, André, jeune encore, qui fuit une famille, qui s’éclipse d’un métier pour satisfaire une passion qui couve, contenue comme un torrent sourd, profond, une boue souterraine qui emplit les artères d’une ville imaginaire comme celle qui est venue laver les rues, les murs ici, à La Havane. Une vie tumultueuse a emporté sa jeunesse à travers l’Atlantique, a roulé femme et enfants dans le rêve d’une utopie, d’un ailleurs qui n’existe pas.
Après le cyclone, après la révolution, les rues étaient ravagées. On a reconstruit patiemment et on s’est barricadé minutieusement au plus profond, sans le savoir, pour contenir un flot de colère et de vie frustrée. Barrières, barrières, grilles, digues, soupapes, décompressions, décompensations, folies, folie douce ou folie furieuse, rhum, voyage, voyages.
Son fils grave à présent des mélopées déchirantes de métal fondu dans le vinyle, tout en ressortant de la nuit des tranchées la voix de Guillaume Apollinaire, sa folie de fleur fraîche, les arcanes écarlates d’une révolution artistique, la folie claquante du drapeau, le feu, entrecoupant la framboise tiède du corps féminin adoré.
Martin étudiait les beaux-arts. Ce monde nouveau qu’ils construisaient. Une passion pour Fernand Léger.
Son grand-père tenait la charrue, son père enfant piquait les bœufs. Il y avait dans l’épaisseur tranchée de la terre saillie de mort et de vie.

Fernand Léger, La lecture, 1924
Joëlle Chartier, pour le titre et les villes imaginaires de Hundertwasser

 

L’homme dedans-dehors

Pierre-Tal-Coat-Passage-1957

Martin se raconte des histoires.
Martin ne sait pas très bien quand il rêve et quand il est dans la réalité, ou plus exactement il sait qu’il rêve mais ne sait pas s’il a rêvé. Quand il lui vient un souvenir, le plus souvent, il ne sait s’il l’a vécu vraiment.
Il n’y a que dans les livres qu’il est fixé. Les livres ne sont ni rêvés ni vécus. Ce sont des objets extraordinaires. Des créations humaines dans lesquelles toute l’immensité qui échappe aux limites humaines est pourtant contenue.
Les personnages y sont tout entiers, même avec leur part inconnue d’eux-mêmes et peut-être de leur auteur. Les villes y sont tout entières même si l’on n’en voit qu’une partie, comme cette avenue du 20 mai à La Havane, parcourue par un photographe en déserrance dans la ville elle-même à la dérive de la grande Histoire, avec son équipage et ses soutes pleines de passagers inconnus, son sillage dans l’immensité du ciel.
Martin sent le mouvement du paquebot que le livre a inventé dans son inconscient. Le mouvement dans lequel est embarqué non seulement André, le photographe, le voilà Andres maintenant, mais aussi son passé, et l’Avenida 20 de Mayo, ses murs aux couleurs délavées, le fracas des camions, les voitures de cinéma, les cours invisibles au fond des impasses, des humains tous différents qui entrent et sortent ou restent cachés, tout ensemble, comme une grande île, ce mouvement Martin le voit depuis le banc où il est assis. Il se dit que c’est un livre sur l’environnement, sur le « milieu » dans lequel on s’inscrit, on avance comme un seul corps.
Comment s’en désolidariser, pourquoi ?
Pourquoi André est-il parti de France, un mois à Cuba qu’est-ce que cela signifie ?
Une révolution est-elle possible ?
Qu’est-ce qu’une révolution ? Peut-elle être personnelle ?
Qu’est-ce que le regard personnel – qui semble si important pour André ?
Il regarde tout, prend des photos, prend des notes. On dirait parfois Georges Perec posté au pied de l’immeuble, le regard aiguisé, patient. Il est curieux et avide, va à la rencontre, essaie d’apprendre les usages, il manque se tromper de monnaie, page 15 :

« Il me regarde, étonné. C’est un grand jeune homme coiffé d’un chapeau de paille qui semble indifférent à ce qui l’entoure. »

Après cette remarque, tout de suite après, André, sans s’en rendre compte, parle de sa propre indifférence à son milieu de vie familial, ses « absences », son « peu d’intérêt pour l’ordinaire de l’existence ». Tout ce pour quoi sa femme l’a quitté.
Une fois sorti de son milieu, menacé de perdre toute appartenance, que va-t-il faire ?
Il faut qu’une autre femme le prenne par la main, le réintègre, ou qu’il la réintègre au monde de ses images, à ce monde à construire pour lequel il a besoin des autres, de passer par leurs yeux. Il le dit, sans en comprendre le sens : « Construire des images à travers les yeux des autres », tel est son programme, tel est son espoir à la fin du livre. Le photographe-écrivain qu’il est devenu rêve d’un monde à construire, à ordonner. Un jeu de construction, pense Martin.
Et finalement, un désir d’appartenir, ou d’avoir appartenu.
Il a le projet d’une vie nouvelle – un nouveau couple, ramener la jolie fille en France. Une communauté nouvelle.
Et il veut fixer celle qu’il a faite à La Havane, avenida 20 de mayo, en se faisant photographier sur le balcon de son immeuble.
Photographier, tout comme écrire, décrire, lui permet de fixer son appartenance, de s’intégrer à un milieu, à un environnement, d’ordre esthétique, reconstruit. C’est pour savoir cela qu’il est venu à La Havane, pour se définir. Une enfant l’a fait pour lui, l’a aidé à le faire : « il est photographe écrivain » a-t-elle annoncé, alors même qu’il ne savait plus, et pas encore, ce qu’il était.
Il reste un voyeur, tout en se rapprochant des autres, les attirant à lui, ce sont eux les acteurs. C’est elle qui doit faire un geste, la jolie fille, même s’il lui a mis la courroie de l’appareil sur le cou et expliqué le geste pour prendre la photo. Peut-être veut-il à la fois être dedans et dehors, et pense-t-il qu’elle va l’y aider…

Mais sans doute a-t-elle d’autres préoccupations, se dit Martin.

Tal Coat, Passage, 1957 Huile sur toile 130 x 195 cm
Dominique Eclercy, Avenida 20 de Mayo, roman à paraître chez Gaspard Nocturne

Marianne ou le soleil

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La saison change. Il va vers cinq heures du soir marcher dans les rues, la tête tassée, raidie de travail. Le temps est doux, le soleil joue une partie de cache-cache nonchalante avec un ciel délavé comme des fleurs de roses. Il a mis un petit gilet par-dessus la chemisette d’été et respire en dansant sa marche d’oiseau léger. Traversant un parc, il croise une petite fille qui marche dans l’herbe quelques pas devant sa maman, à qui elle parle sans se retourner, le visage joueur, encore plein des jeux partagés d’écolière, et la jeune maman, dans l’élan gracieux, se met à compter, posément, un, deux, trois, jusqu’à quinze. Il y a de grands arbres juste devant, un beau tronc élancé de tilleul que la petite a sûrement repéré pour se cacher derrière.
Martin va s’asseoir sur un banc.
Quand il part marcher dans les rues, il emporte souvent un livre. Selon l’heure, selon le temps. Selon ce qu’il a fait ou va faire, l’état de ses yeux, de sa tête. A dix-sept ans il ne sait pas qu’il qu’il part marcher dans la campagne. Il part, c’est tout. Définitivement. C’est pourquoi plus tard il ne sait pas s’il l’a rêvé ou s’il l’a fait. Ni quand. Il part, les couleurs se pressent. C’est un grand éclat blond. C’est Marianne.

photographie de Thami Benkirane

Martin 1

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Martin est rentré survolté. Il venait d’insulter son père – à mi-voix, le dos tourné, certes. La bouteille de vin était renversée sur la table. L’excitation avait gagné depuis le matin. Comme un incendie qui couve, les premiers mots, les premiers gestes maladroits ont fusé. Le père avait l’air sombre, comme d’habitude, mais cette fois son visage fermé, son intransigeance brûlaient Martin, lui jetaient à la gorge un morceau de bois rêche, épineux. Il ne pouvait sortir un mot de ce qui le tourmentait. Le soleil brillait fort, l’air chaud, chantant de ce matin de septembre l’éblouissait, lui rendait insupportable la pensée du bonheur, noircie par l’indifférence du père, son ignorance, son refus.
Martin est entré dans la maison.
Il a mis l’allumette dans le foyer qui attendait, tout préparé, le premier frais d’automne. Le feu est parti clair et puissant. Le feu ressemble à la violence qu’il avait en lui, qu’il tentait de maintenir depuis plusieurs jours sans le savoir vraiment. Le père était parti au labeur sans qu’il ait pu lui dire… Il y avait eu aussi sa maladresse, sa malchance.
Le feu lui parle maintenant. Il bouillonne ses rondes syllabes qui emportent. Le feu parle comme lui les choses inintelligibles, ces choses sans foi ni loi, sans adresse, sans visage présentable dont il était plein, le feu les emporte comme une rivière tranquille, les prend en charge, les remue, les cajole, les berce tout au long de la route. Le père n’est plus maudit, le fils n’est plus un bandit, un bon à rien qui casse tout ce qu’il touche.
Au soleil tout à l’heure il s’éparpillait, il ne savait où regarder, qui écouter, des oiseaux, des feuilles qui brillaient vertes translucides, dorées, du ciel bleu et des petits nuages voyageurs, de tous les rires, les blagues, les récits qui fusaient il ne savait quoi faire, ni quoi faire de sa maladresse et de son désir. Maintenant le feu peut chanter pour lui seul, lui parler non pas seulement à l’oreille mais au cœur et aux entrailles. Le feu est l’intime de tous. Il est le compagnon du profond. Il emporte tout ce qui gênait, il nettoie.

photo de Thami Benkirane

matin

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J’écris sans voir à la sortie de la nuit.
Hier écouté à france culture Baptiste Mylondo — courageuse position, éthique et politique, poétique même : belle contribution. Vu L’homme A à la Cité de la musique de Romans. Duras — A comme Alpha, Amant, Atlantique loin du Pacifique, plus de barrage Duras en plein sentiment océanique, c’est ce qu’ont compris les musiciens. Splendide concert. Dommage que le texte n’ait pas été compris (ou du moins incarné) dans sa tragique insignifiance et ramené à ce qu’il est, une sorte de mousse échouée au bord de l’océan, reste du fantasme obsessionnel mêlé de pollution. La lumière règne sur tout ça. La lumière et la musique font ce que la parole a du mal à faire. Duras a un côté fantôme qui est certes difficile à incarner.

1er juin — ce matin bleu — juste après les premiers bruissements d’oiseau. Le camion électrique du balayeur qui ne fait presque pas de bruit, juste une sorte de ronronnement qui mouline. Silhouette du merle sur un toit. Première modulation, avant un concert polyphonique cristallin.
Un grand ballet de martinets est déjà en ciel.
Le bleu s’est retiré en une longue écharpe roulée à l’horizon, soyeuse. Le ciel s’emplit de clarté limpide.

 

 

atelier

Encore un atelier d’écriture.
Entendre une mouche voler — les oiseaux chanter. Rester les uns près des autres, tranquilles — comme le crayon joue — fait de la lumière un instrument de musique, de l’ombre un archet. Le crayon vire et volte, le crayon ne changera pas le monde, il ne fera que danser. Il sautera par-dessus les précipices, il tracera des courbes autour des pics, montera en barque dans les rivières, épinglera des guirlandes dans les arbres, roucoulera avec les oiseaux. Le crayon fera l’impossible. Le crayon nous en mettra plein les yeux, il dessinera des fleurs autour des trilles de l’oiseau, le crayon pourra remplir son panier de roucoulades et de trilles, de fleurs et de châteaux. Le crayon se gavera de cerises, les disputant aux merles. Il construira un village, une ville, distribuera à chacun son costume, son travail, son itinéraire. Tout ce qui parle, il le fera parler — sauf les merles qu’il ne pourra que singer, lourdaud, maladroit — eux feront bon ménage avec lui, avec la plume, qui retombera, qui s’endormira. Le merle sait toujours quoi faire quand il ne fait rien sur sa branche, qu’il a l’air d’attendre que le soleil revienne, ou reparte. Il est seul à avoir raison, à savoir que le temps que ceci que cela. Quand tu dors, le crayon, la plume en profitent pour redevenir comme dit Prévert oiseau ou arbre ou machine. Machine à coudre et parapluie. Pendant ce temps le monde rêve, puis il se remettra à croire à son bonheur, à son utilité, à ses trouvailles. Redeviens transparent, mon crayon, fonds-toi dans la brume bleue qui monte sur la route ensoleillée après la pluie, fonds-toi dans la brise qui fait osciller les graminées sur leur gambette gracieuse, qui caresse de la main les feuilles du platane. Fais-toi oublier entre mes doigts qui glissent sur le papier, parle comme si c’était mon cœur directement qui courait au bout de ta mine. Il faudrait que nous soyons longtemps collés l’un à l’autre ou plutôt emmanchés pour que nous sécrétions le livre, comme l’insecte sa soie, comme l’araignée sa toile. Il y faut du temps. A écrire je serai une araignée, une tisserande. Mon secret sera visible dans le soleil. Rien n’apparaîtra pourtant des murs écroulés, des forteresses abattues ni des champs de bataille, ni des chantiers et des décombres, de tous les écroulements de notre passage.
Pour écrire il faut n’avoir pas la parole.

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dessin de Myra Coppey

du temps mis en mémoire

Le merle m’accompagne dans ma traduction — la fenêtre est ouverte. D’autres merles répondent. Sur la table de la cuisine un vase où s’épanouissent des pivoines, corolles roses d’une grâce inégalable, offrent la splendeur de leur cœur en fête, se défont jusqu’à l’orgie des étamines qui retombent assoupies gavées d’or contre la soie rougie des pétales retournés, tandis qu’au sommet de leur dôme intérieur en triomphe, le double pistil expose ses crêtes écarlates sur les petits sacs jumeaux vert tendre de leurs corps rebondis. La rumeur des voitures, les klaxons, quelques sons de voix se mêlent aux trilles, aux gazouillis, aux appels des oiseaux, à leurs roucoulements, leurs piaillements, aux pas des enfants qui courent, au souffle de la brise dans les branches sous la fenêtre, au choc doux d’un pétale sur la toile cirée de la table — et je retourne aux voix du livre.

Premilla accompagnée de son père et de Balan vont à pas pressés vers la maison. Elle est vêtue d’une robe rouge. Vijay leur ouvre la porte.
Est-ce que tu viens aux funérailles ?
De qui ?
Elle ne répond pas. Ils vont devant l’entrée de la maison. De nombreuses voitures sont stationnées sur la route. Premilla, Balan et leur père font la queue dans l’attente d’un bus pour le cimetière.
Vijay est allongé dans le cercueil. Premilla rit, parle à une amie. Dans sa main elle tient une guirlande. Roses d’Inde ? Asters ? Il ne peut pas dire. Quand elle jette la guirlande dans le cercueil, il sent les fleurs douces se poser sur lui. Il tente de sortir du cercueil mais son corps est inerte. Il essaie d’ouvrir les yeux mais les paupières sont lourdes. Il entend une femme qui récite des vers de théâtre.
          To-morrow, and to-morrow, and to-morrow,
          creeps in the petty space from day to day,
           to the last syllabe of recorded time…
He repeats them, tries to recall more but his mind is clogged. People walk in and out. He calls for help but they ignore his cries. Half awake he says, My  to-morrow has arrived. Other to-morrows to face. Dead to-morrows.

Pauline Bastard

Neela Govender, Premilla and the Vow, Gaspard Nocturne, 2011
Sculpture Pauline Bastard

des hommes et des robots

Andrea Borile ( EyeEm Gettyimages)

Possible que la nuit perce par là – ce doit être le langage de la nuit qui pointe là – nuit agitée livre de la nuit livre des traces des hommes et des robots s’affrontant dans la nuit leurs grosses pattes écrasant le sol étouffant noyant tout ce qui vivait sous leur passage – bourrelets de caoutchouc noir munis d’une visière à demi opaque et tenant devant eux des boucliers taillés comme des murs portatifs progressant en faux aveugles – réductions de chars de combat engins individuels clopinant bousculant assaillant ou repoussant les fragiles humains qui se lançaient contre eux de toutes leurs forces en tentant de leur expliquer qu’il vivaient ici, qu’ils avaient leur source, leur oxygène, leur lumière, leurs enfants ici, leur nourriture, leur travail, leurs rêves, que leurs pieds prenaient appui sur ce sol-là. Mais eux les robots ne pouvaient pas entendre, ils n’avaient ni oreilles ni bouches pour parler, leurs yeux étaient obstrués, leurs membres entravés dans le carénage, fixés au bouclier et au lance-projectiles ou à la lance à gaz – ils avançaient imperturbables dans l’affrontement où les autres rebondissaient sur les boucliers, reculaient, criaient, parlaient, étaient écrasés, parvenaient à se redresser, à ramper, faire face à nouveau aux assaillants, s’essoufflant sur le puissant armement, frottant leurs joues au plexiglas, au métal, s’écorchant au caoutchouc synthétique, mouillant de leur haleine, de leur sang les carapaces mécaniques –  mais dans ce presque corps à corps elles pouvaient paraître animées d’une force sourde comparable à une énergie animale sortie d’un vieux grimoire de l’imagination humaine ou des délices d’un jeu vidéo.

Photographie de Andrea Borile ( EyeEm Gettyimages)

toi vous

à Annie

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toi vous, a-t-elle dit à la cantonade
j’ai envie de répondre à cela
ou devrais-je dire cela répond à ce… quoi ?
ce bonheur.
Cela vient me donner le mot que j’avais à la bouche.
La pomme que je regarde, celle que je viens de partager, le goût qui emplit ma bouche avant que je ne déguste, le parfum qui l’a précédé, explosant au tranchant du couteau, cet assaut fluide de suavité aérienne qui caresse le nez et fait naître une brise intérieure au devant du visage, un ruisseau de couleurs mêlées, ailées, ceci.
Le regard, quand tu le poses sur la beauté qui te parle, sans un mot mais pleine, offerte à tous les sens, à toutes leurs caresses, le regard s’enivre, voyage, s’introduit, se glisse partout où il découvre passage,
le regard, comblé, reçoit autant qu’il se donne et surtout
surtout il sait qu’il n’est pas seul, que tout cela est sans limite et qu’il a lui-même trouvé la voie du sans limite, la voie du partage, de fait, le lieu de rencontre de toi, de vous.
Quand nos sens plongent dans le fruit, dans la branche, la feuille, dans l’eau, la terre, le vent, nous ne sommes pas séparés, nous sommes ensemble.
Nous ne butons pas sur ce qui est si souvent, la limite de l’autre.